Contents |
La Loire dans la région natale de Julien Gracq. Second enfant d'un couple de commerçants aisés (qui ont eu une fille, Suzanne, née neuf ans plus tôt, et à laquelle il restera très attaché), Louis Poirier est né le 27 juillet 1910 à Saint-Florent-le-Vieil, petite ville des bords de Loire, entre Angers et Nantes, où ses ancêtres paternels sont installés depuis plusieurs siècles. Il y passe une enfance heureuse et campagnarde, expliquera-t-il plus tard, dont les premiers souvenirs sont associés à la lecture (il découvre très jeune les œuvres de Fenimore Cooper, d'Erckmann-Chatrian, d'Hector Malot, et surtout de Jules Verne, qui « a été la passion de lecture de toute [s]on enfance ») et à la présence, en arrière-plan, de la guerre, qui ne le touche pas directement, personne dans sa famille n'étant mobilisé.
En 1921, à l'issue de ses études primaires, il est envoyé à Nantes, où il devient interne au Lycée Georges-Clemenceau. Immédiatement, il se prend à détester la vie d'internat, qui lui apparaît comme pesante et odieuse. La découverte du Rouge et le Noir de Stendhal, dont la lecture le bouleverse, lui donne le modèle et le mode d'emploi de la révolte qui restera la sienne tout au long de son existence : une fin de non-recevoir, froide et délibérée, mais purement intérieure, assénée à l'ordre du monde social. Louis Poirier est toutefois un élève brillant, le plus remarquable de toute l'histoire du lycée de Nantes : il obtient sept fois le prix d'excellence (avec 6 à 11 prix chaque année), trois prix et deux accessits au concours général lors des sessions 1927 et 1928.
En 1928, reçu au baccalauréat avec mention Très bien, il est admis en classe préparatoire au Lycée Henri-IV à Paris, où il suit les cours de philosophie d'Alain. Il découvre à cette époque l'art moderne, le cinéma, et la littérature contemporaine (Paul Valéry, Paul Claudel...). Enfin, en 1929, il a la révélation de l'opéra wagnérien, découvert lors d'une représentation de Parsifal. En 1930, Louis Poirier est admis à l'École normale supérieure. C'est à cette époque qu'il découvre le surréalisme, à travers quelques ouvrages d'André Breton : Nadja, le Manifeste du surréalisme, peut-être aussi Les Pas perdus. Autre découverte, elle aussi marquante à sa façon : celle de l'idéologie nazie, par l'intermédiaire d'un groupe d'étudiants allemands à l'occasion d'un voyage scolaire à Budapest en 1931.
Louis Poirier suit en parallèle des cours à l'École libre des sciences politiques (il en sera diplômé en 1933). Choisissant d'étudier la géographie, en hommage à Jules Verne, dira-t-il par la suite, il est élève d'Emmanuel de Martonne et d'Albert Demangeon. En 1934, Louis Poirier publie son premier texte, un article en partie issu d'un mémoire universitaire : « Bocage et plaine dans le sud de l'Anjou », qui parait dans les Annales de géographie. La même année, il est reçu à l'agrégation d'histoire et géographie, et est affecté, d'abord à Nantes, au lycée Clemenceau où il avait été élève, puis à Quimper.
À Quimper, Louis Poirier anime le cercle d'échecs, ainsi qu'une section syndicale de la CGT. Il est également, à partir de 1936, adhérent au Parti communiste français. Son engagement politique le pousse à prendre part à la grève – illégale – de septembre 1938, ce qui lui vaut une suspension temporaire de traitement. Mais il a des difficultés à concilier cet engagement politique avec sa pratique de l'écriture, dont l'esthétique est très éloignée du réalisme socialiste.
En effet, en 1937, après avoir obtenu un congé sans solde d'une année pour se rendre en URSS afin d'y préparer une thèse de géographie (projet avorté pour cause de non-réception du visa d'entrée dans ce pays), Louis Poirier s'est lancé dans l'écriture d'un roman : il s'agissait là, expliquera-t-il plus tard, de son premier acte d'écriture. Il n'y a pas eu chez lui de « tentatives précoces », d'ébauches avortées rédigées au sortir de l'adolescence. Ce qui le conduira à expliquer qu'il se considère comme un « écrivain tardif » : « mon premier livre a été Au château d'Argol ; une heure avant de le commencer, je n'y songeais pas. » Ce premier roman, « plus abstrait, plus violent et plus révélateur » que ceux qui le suivront, met en scène les relations ambiguës, fortement teintées d'érotisme et de violence, entre trois jeunes gens (deux hommes et une femme), dans un style inspiré d'Edgar Allan Poe et de Lautréamont. Une fois l'écriture dAu Château d'Argol achevée, Louis Poirier le fait parvenir aux éditions de la NRF, qui refusent le manuscrit. Il le laisse alors dans un tiroir, jusqu'à ce qu'il rencontre José Corti, l'éditeur des surréalistes, qui apprécie l'ouvrage et accepte de le publier à condition que son auteur participe aux frais d'édition. Le texte paraît, augmenté d'un « Avis au lecteur » rédigé après-coup, dans lequel l'auteur revendique les influences de Wagner et du surréalisme, et récuse par avance toute interprétation symbolique du roman. Plus tard, Gracq expliquera que cet « Avis » avait pour fonction première de brouiller les pistes.
C'est à cette époque que Louis Poirier décide de prendre un pseudonyme littéraire, afin de « séparer nettement [s]on activité de professeur de [s]on activité d'écrivain ». Voulant que l'ensemble du nom et du prénom forme trois syllabes et contienne des sonorités qui lui plaisent, il se décide pour Julien Gracq. Le prénom est sans doute un hommage à Julien Sorel, le héros du Rouge et le Noir, tandis que le nom peut faire référence aux Gracques de l'histoire romaine, même s'il a peut-être surtout été choisi pour sa brièveté, sa voyelle grave et sa finale explosive.
La diffusion du Château d'Argol est confidentielle (130 exemplaires vendus en un an, sur un tirage de 1200), mais celui-ci est remarqué par Edmond Jaloux, Thierry Maulnier, et surtout André Breton, qu'il connaissait déjà et à qui Gracq avait envoyé un exemplaire du roman. Le « pape du surréalisme » lui adresse en réponse une lettre enthousiaste et lors d'une conférence prononcée à Yale en octobre 1942, Breton précisera l'importance qu'il accorde à ce roman « où, sans doute pour la première fois, le surréalisme se retourne librement sur lui-même pour se confronter avec les grandes expériences sensibles du passé et évaluer, tant sous l'angle de l'émotion que sous celui de la clairvoyance, ce qu'a été l'étendue de sa conquête. »
Les deux hommes se rencontrent à Nantes en août 1939, et immédiatement est réglée la question de la non-appartenance de Gracq au groupe surréaliste, auquel il ne souhaite pas se joindre.
Il rompt la même année avec le Parti communiste, à la suite de l'annonce du pacte germano-soviétique. « Depuis, je n'ai jamais pu ni mêler quelque croyance que ce soit à la politique, ni même la considérer comme un exercice sérieux pour l'esprit », avouera-t-il plus tard, tout en précisant qu'il « li[t] les journaux » et « vote régulièrement ».
Affiche annonçant la création de Parsifal (1882), opéra que Julien Gracq découvre en 1929. On a souvent dit que les fictions de Julien Gracq se caractérisent par l'attente d'un événement, dont la nature est généralement catastrophique et à l'orée duquel se concluent ses récits. À la fin de l'année 1939, cette situation dans laquelle il se plaît à se trouver en imagination rejoint l'atmosphère générale dans laquelle baigne la France de la « drôle de guerre », cette époque « très étrange » où « tout était en suspens ». « La débâcle était dans l'air, expliquera-t-il plus tard, mais il était absolument impossible de prévoir sur quoi allait déboucher cette attente très anxieuse. » Cette période très particulière d'une guerre déjà déclarée mais pas encore commencée lui fournira la matière du Rivage des Syrtes (1951) et du Balcon en forêt (1958). Louis Poirier est mobilisé à la fin du mois d'août 1939 dans l'infanterie, avec le grade de lieutenant au 137{{e}} RI.
Le régiment, d'abord cantonné à Quimper, est envoyé à Dunkerque, puis en Flandres, avant de revenir à Dunkerque, où, au mois de mai 1940, il affronte l'armée allemande durant huit jours, autour de la tête de pont de Dunkerque. Gracq est fait prisonnier et envoyé dans un stalag en Silésie, où sont également internés Patrice de La Tour du Pin, Raymond Abellio, ou encore Armand Hoog, qui devait plus tard décrire l'attitude du prisonnier Gracq en ces termes : « [il était] le plus individualiste, le plus anticommunautaire de tous, le plus férocement antivichyssois, il passait là-dedans comme soutenu par son mépris, sans se laisser atteindre ». Ayant contracté une infection pulmonaire, Julien Gracq est libéré en février 1941. Il retourne alors à Saint-Florent-Le-Vieil, juste à temps pour revoir son père, gravement malade, avant que celui-ci, peu après, ne décède.
Julien Gracq reprend alors ses activités d'enseignement, au lycée d'Angers d'abord, puis, à partir de 1942, à l'université de Caen en qualité d'assistant de géographie, où il entame une thèse sur la « morphologie de la Basse-Bretagne », qu'il n'achèvera pas.
En décembre 1943, Gracq achète à la gare d'Angers un exemplaire de Sur les falaises de marbre d'Ernst Jünger, qu'il lit d'une traite, sur un banc, dans la rue. Il racontera dans Préférences (« Symbolique d'Ernst Jünger », 1959) quel bouleversement a été pour lui la découverte de ce « livre emblématique ». Les deux hommes se rencontreront à Paris en 1952, et deviendront amis. Jünger écrira dans son journal qu'il considère Gracq comme étant celui qui, « après la mort de [s]on cher Marcel Jouhandeau, écrit la meilleure prose française ». La critique universitaire a par ailleurs relevé, entre les œuvres du Français et celles de l'Allemand, des similitudes stylistiques et thématiques et pour Michel Murat « l'ombre des Falaises s'étend au cœur de la fiction gracquienne, du Rivage des Syrtes au Balcon en forêt, en passant par le roman inachevé dont La Route constitue le vestige ».
Caprices]], 1799) qui « donne des clés de l'érotisme gracquien » En 1945 paraît le deuxième roman de Julien Gracq : Un beau ténébreux, publié lui aussi aux éditions José Corti, auxquelles Gracq restera fidèle tout au long de sa carrière littéraire. Écrit en deux temps (une première partie a été rédigée en Silésie, durant la captivité de Gracq, tandis que la seconde a été écrite en même temps que les poèmes de Liberté grande en 1942), le roman raconte la rencontre entre un groupe de personnages à « l’Hôtel des Vagues », sur la côte bretonne, et un mystérieux jeune homme, Allan. L'œuvre développe, sous la forme de longs dialogues, une réflexion sur la littérature qui sera poursuivie dans les grands textes théoriques ultérieurs. Proposé pour le Prix Renaudot, Un Beau ténébreux obtient trois voix, ce qui attire l'attention sur Le château d'Argol, réédité la même année. Tous les comptes rendus ne sont d'ailleurs pas élogieux : Étiemble notamment exécute dans Les Temps modernes la première œuvre de l'écrivain, en laquelle il dénonce un exercice de style artificiel et prétentieux. À l'inverse, Maurice Blanchot, qui avait apprécié Argol, est déçu par le deuxième roman.
L'année suivante paraît un recueil de poèmes en prose, Liberté grande, d'inspiration surréaliste et rimbaldienne, écrits entre 1941 et 1943, qui pour certains ont déjà été publiés dans des revues proches de la mouvance surréaliste. L'ouvrage sera augmenté de plusieurs textes lors de rééditions ultérieures, et notamment de « La sieste en Flandre hollandaise », un des chefs-d'œuvre de la prose gracquienne.
En 1946, Julien Gracq quitte l'université de Caen. Il est nommé l'année suivante au lycée Claude-Bernard de Paris, où il enseigne l'histoire-géographie jusqu'à sa retraite en 1970, se montrant un enseignant d'une pointilleuse exactitude, qui « s'arrangeait pour que son discours s'achève à la seconde même où se déclenchaient les sonneries ». Il habite rue de Grenelle à côté de la fontaine des Quatre-Saisons.
C'est en 1948 qu'est publié le premier grand ouvrage critique de Julien Gracq : il est consacré à André Breton, envisagé non pas en tant que chef de file du mouvement surréaliste, mais bien en tant qu'écrivain, ainsi que l'indique son sous-titre : Quelques aspects de l'écrivain. Pour autant, le choix de ce sujet d'étude, outre qu'il correspond à un désir ancien d'écrire sur l'auteur de Nadja, s'inscrit dans le contexte d'une polémique autour de la nature et de l'actualité du surréalisme en regard des orientations nouvelles de la littérature « engagée » : en 1945, Benjamin Péret a écrit Le Déshonneur des poètes, qui dénonçait la notion de poésie engagée. En 1947, lui répondent Roger Vailland, dans un pamphlet intitulé Le Surréalisme contre la révolution et Tristan Tzara dans une conférence sur Le surréalisme et l'après-guerre, tandis que Jean-Paul Sartre explique au même moment que « le surréalisme n'a plus rien à nous dire ». En s'intéressant à la figure de Breton, Julien Gracq prend le parti de Breton et de Péret, aux côtés de Maurice Blanchot, de Jules Monnerot et de Georges Bataille, contre les « compagnons de route » du Parti communiste, Sartre en tête, envers qui il manifestera une hostilité constante.
La même année est publié Le Roi Pêcheur, une adaptation théâtrale du mythe du Graal écrite entre 1942-1943. La pièce est représentée à Paris en 1949, au théâtre Montparnasse, dans une mise en scène de Marcel Herrand, avec des costumes et des décors créés par Leonor Fini. Maria Casarès et Jean-Pierre Mocky interprètent les rôles principaux. Le Roi pêcheur est éreinté par la critique, qui reproche à son auteur, tantôt d'avoir laïcisé le mythe, tantôt de ne pas l'avoir adapté au goût moderne. Le fait que cette « entreprise au ton scolaire et [qui] pue l'artifice » (Robert Kemp dans Le Monde) ait bénéficié d'un financement public attribué par la Commission d'aide à la première pièce (dépendant du Ministère de l'Éducation nationale) renforce la virulence de certains de ces critiques, qui ne manquent pas de noter que le ministre en personne était présent à la première et qu'il est sorti avant la fin de la pièce. Ulcéré, Gracq renonce à écrire pour le théâtre (en 1953, il traduira néanmoins la Penthésilée d'Heinrich von Kleist à la demande de Jean-Louis Barrault). Il règle ses comptes avec la critique l'année suivante, en publiant dans Empédocle, la revue d'Albert Camus, « La Littérature à l'estomac », un texte dont le style rappelle celui des pamphlets surréalistes. Dans ce livre que l'historienne Ariane Chebel d'Appollonia a qualifié de « pavé [jeté] dans la mare de l'intelligentsia parisienne » sont dénoncés les différents systèmes de promotion moderne de la littérature, accusés de dénaturer la relation intime qui doit s'établir entre l'œuvre et son lecteur.
Avec le Rivage des Syrtes, publié en septembre 1951, Gracq renoue avec l'écriture romanesque. L'histoire de la déclinante principauté d'Orsenna, l'atmosphère de fin de civilisation qui l'imprègne (et qui transpose sur le mode mythique les époques de la montée du nazisme et de la drôle de guerre), le style hiératique de l'auteur séduisent la critique, qui encense ce roman à contre-courant d'une production littéraire dominée par l'éthique et l'esthétique existentialistes. Le roman est par ailleurs souvent comparé au Désert des Tartares de Dino Buzzati, dont la traduction française a été publiée quelque temps auparavant, mais Julien Gracq réfutera le fait qu'il ait pu être influencé par le roman de l'écrivain italien, et évoquera comme source d'inspiration La Fille du capitaine de Pouchkine. Paru en pleine rentrée littéraire, Le Rivage des Syrtes fait partie des romans sélectionnés pour le prix Goncourt, pour l'obtention duquel il fait bientôt figure de favori. Peu soucieux de laisser croire « qu’après avoir sérieusement détourné peut-être quelques jeunes (peu nombreux, qu’on se rassure) de la conquête des prix littéraires, [il] songe maintenant à la dérobée à [se] servir », Gracq écrit au Figaro littéraire une lettre ouverte dans laquelle il s'affirme, « aussi résolument que possible, non candidat ». Il réitère le lendemain, dans un entretien accordé à André Bourin, sa décision de refuser le prix s'il lui est attribué. Le 3 décembre, le jury du Goncourt rend son verdict : le prix 1951 est attribué à Julien Gracq pour le Rivage des Syrtes, à l'issue du premier tour, par six voix contre trois. Conformément à ce qu'il avait annoncé, Gracq refuse le prix. Il est le premier écrivain à agir ainsi, ce qui engendre une importante polémique dans les médias. Julien Gracq restera marqué par ce qui lui est apparu comme un abus de pouvoir, et s'abstiendra désormais de toute intervention directe sur la scène littéraire.
Meuse]], qui fournit le modèle de Moriarmé dans Un balcon en forêt L'emploi du temps de Julien Gracq, depuis son affectation, comme professeur d'histoire, de janvier 1947 à juin 1970, au lycée Claude-Bernard, se partage entre Saint-Florent-Le-Vieil et Paris, l'enseignement, l'écriture et les voyages, qu'il effectue de préférence en fin d'été ou au début de l'automne (la période des « grandes vacances » étant de préférence dévolue à l'écriture), en France ou dans les pays voisins, parfois pour des conférences.
En 1953, il rencontre Nora Mitrani, sociologue et poétesse, membre du groupe surréaliste de Paris. Le couple fréquente Elisa et André Breton, visite André Pieyre de Mandiargues à Venise{{etc.}}. Gracq restera très discret sur ce sujet et n'évoquera jamais publiquement sa liaison avec la jeune femme, qui meurt en 1961 et dont il préfacera le recueil posthume Rose au cœur violet (1988).
En parallèle, Julien Gracq continue à construire son œuvre. En 1952, il publie, dans une édition hors-commerce limitée à soixante-trois exemplaires, un texte rédigé entre 1950 et 1951 : Prose pour l'Étrangère, un poème en prose qui, par son écriture comme par sa thématique, n'est pas sans rappeler Le Rivage des Syrtes (et où se pose donc de manière aiguë la question du rapport qu'entretient l'œuvre narrative de Gracq, volontiers poétique dans son écriture, avec le genre du poème en prose). Entre 1953 et 1956, il entreprend la rédaction d'un autre grand roman a-temporel, dans la lignée du Rivage des Syrtes, et qui doit évoquer le siège d'une ville dans un pays déjà tombé aux mains de l'ennemi. Mais au bout de trois ans et de deux cent cinquante pages rédigées, Gracq se sent bloqué dans son processus de création, ce qui est presque une constante chez lui lorsqu'il crée une œuvre de fiction : au moment où il parvient à la dernière partie du récit, le fil « qui joint le travail fait au travail à faire » se rompt, pendant plusieurs mois, un an même dans le cas du Rivage des Syrtes. Il interrompt alors – provisoirement, pense-t-il à ce moment-là – l'écriture de ce roman pour se lancer dans un autre projet d'écriture : celui d'un récit ancré dans cette période de la drôle de guerre qui l'avait tant frappé. Le roman interrompu ne sera finalement jamais repris (seules vingt pages subsisteront, qui seront publiées en 1970 dans le recueil La Presqu'île, sous le titre de « La Route »). Quant au récit sur la drôle de guerre, intitulé Un balcon en forêt, il est publié en 1958. Cette histoire des vacances oniriques de l'aspirant Grange dans la forêt ardennaise déconcerte la critique, qui ne s'attendait pas à ce que l'auteur du Rivage des Syrtes produise une fiction « réaliste » (ce qualificatif sera récusé par Gracq, qui n'envisageait pas le Balcon comme une rupture par rapport aux livres précédents). Le metteur en scène Michel Mitrani, frère de Nora Mitrani, en tirera en 1979 une adaptation cinématographique qui conserve le même titre. Edward Burne-Jones, Le roi Cophetua et la mendiante vierge (1884), tableau évoqué dans la nouvelle de Gracq « Le roi Cophetua » Le texte suivant, Préférences (1961), renoue avec la veine critique inaugurée avec André Breton, Quelques aspects de l'écrivain, et qui sera particulièrement explorée par Gracq au cours des années suivantes. L'ouvrage est en fait un recueil de textes écrits depuis 1945, qui reprend préfaces (comme « Le Grand paon » - à propos de Chateaubriand), études littéraires (« Spectre du Poisson soluble »), entretien radiophonique (« Les yeux bien ouverts »), ainsi que le pamphlet La Littérature à l'estomac et une conférence prononcée en 1960, «Pourquoi la littérature respire mal», où se remarque l'influence des thèses d'Oswald Spengler sur le « déclin de l'Occident ». De cet ensemble émergent effectivement les préférences littéraires de Gracq : son goût pour Jünger, Lautréamont, Rimbaud, Poe, Breton, les romantiques allemands, et certaines œuvres marginales d'auteurs classiques (Béatrix de Balzac, Bajazet de Racine...), son refus de l'esthétique existentialiste et de la littérature techniciste que constitue selon lui le Nouveau roman.
Lettrines I (1967), poursuit sur la lancée des textes critiques, auxquels sont associées des évocations de lieux, le tout relié autour d'un noyau autobiographique, ce qui constitue un infléchissement inattendu de l'œuvre d'un auteur aussi discret que Julien Gracq. En fait, seules deux périodes de sa vie sont évoquées : l'enfance et la guerre. Et encore la seconde n'est-elle traitée qu'à travers l'épisode, empreint d'irréalité, de « la nuit des ivrognes », qui revient sur la débâcle de 1940 déjà évoquée dans Un Balcon en forêt. Il n'y a en fin de compte que les souvenirs d'enfance de Louis Poirier qui sont traités sur un mode réaliste. La forme de ce livre est elle aussi nouvelle, constituée d'une juxtaposition de « notes » ou de « fragments », extraits de cahiers sur lesquels, depuis 1954, Julien Gracq jette notes ou textes plus élaborés. De ces mêmes cahiers naîtront Lettrines II (1974), En lisant en écrivant (1980) et les Carnets du grand chemin (1992).
La Presqu'île, qui paraît trois ans plus tard, marque les adieux de Julien Gracq à la fiction. Dans ce recueil sont réunies trois nouvelles : « La Route », vestige du grand roman commencé après Le Rivage des Syrtes, qu'il semble prolonger ; « La Presqu'île », récit du désir et de l'attente dans la presqu'île de Guérande, dont le réalisme rappelle en même temps qu'il met à distance le nouveau roman ; enfin « Le Roi Cophetua », qui peut être lu comme une variation autour du mythe de Perceval, transposé dans le cadre d'une maison de campagne dans la banlieue de Paris en 1917. De cette dernière nouvelle, le cinéaste belge André Delvaux a tiré en 1971 un film intitulé Rendez-vous à Bray, considéré comme la meilleure adaptation à ce jour d'une œuvre de Gracq pour le cinéma.
En 1970, Louis Poirier fait valoir ses droits à la retraite et, le 30 juin, se rend pour un séjour de deux mois aux États-Unis, où il a été invité par l'université du Wisconsin en qualité de visiting professor. Il y donne des cours sur le roman français après 1945, anime un séminaire sur André Breton, et va rendre visite à August Derleth, l'ancien collaborateur de Lovecraft. De retour en France, il poursuit la publication de ses cahiers, avec Lettrines II (1974), puis Les Eaux étroites (1976), où il évoque le souvenirs des promenades qu'il faisait enfant sur les bords de l'Evre, et surtout En lisant en écrivant (1980), qui marque un tournant dans la réception critique de son travail : l'œuvre romanesque est reléguée au second plan, tandis qu'est mis en avant le travail critique et réflexif du lecteur au regard précis et profond qu'est Julien Gracq. Réunis en seize sections, les fragments/notes qui composent En lisant en écrivant (sans virgule entre les deux, afin de signifier l'absence de solution de continuité dans la vie d'un écrivain entre l'activité de la lecture et celle de l'écriture) évoquent Stendhal, Proust, Flaubert, le surréalisme, les rapports entre la littérature et la peinture, la littérature et le cinéma, etc.
Le début des années 1980 marque également la reconnaissance officielle de Julien Gracq par l'institution universitaire : en mai 1981, un premier grand colloque est organisé autour de son œuvre à l'Université d'Angers. L'année suivante, Le Rivage des Syrtes est mis au programme de l'agrégation de lettres modernes. Michel Murat termine en 1983 une importante thèse sur ce roman, qui est ensuite publiée en deux volumes aux éditions José Corti. À la fin de cette même décennie, c'est le milieu littéraire qui rend hommage à Julien Gracq : les éditions Gallimard entreprennent, honneur très rare, de publier, de son vivant, ses œuvres dans la prestigieuse collection de la Bibliothèque de La Pléiade. Les deux tomes des Œuvres complètes de Julien Gracq sont publiés respectivement en 1989 et 1995, dans une édition établie sous la direction de l'universitaire allemande Bernhild Boie, qui avait en 1966 publié (en allemand) l'un des tout premiers livres consacrés à Gracq, et que ce dernier choisira pour être son exécutrice testamentaire.
De son côté, Gracq publie ses trois dernières œuvres, dont deux sont consacrées à des villes : La Forme d'une ville (1985), où est évoqué le Nantes des années d'internat de Louis Poirier, mais aussi celui de Jules Verne, d'André Breton et de Jacques Vaché, et Autour des sept collines (1988), qui regroupe un certain nombre de réflexions écrites à propos d'un voyage en Italie en 1976. Enfin, en 1992, les Carnets du grand chemin renouent avec la veine des Lettrines, mêlant évocations de paysages, fragments autobiographiques et réflexions sur la littérature. Ces Carnets marquent la fin de l'œuvre publié de Julien Gracq, si l'on excepte le recueil des Entretiens qui paraissent aux éditions José Corti en 2002 et qui réunissent des interviews données par Julien Gracq entre 1970 et 2001. Ouvrage qui, sans faire à proprement parler partie de l'œuvre, en est une forme de prolongement. S'il continue tout de même à écrire dans ses carnets, il ne s'agit plus que de « textes bruts » qui ne sont pas destinés à devenir des livres publiés. Saint-Florent-le-Vieil Après avoir longtemps vécu dans son appartement de la rue de Grenelle à Paris, Julien Gracq se retire dans la maison familiale de la Rue du Grenier-à-Sel à Saint-Florent-Le-Vieil, où il vit en compagnie de sa sœur, qui disparaît en 1997. Bien qu'ayant toujours maintenu ses distances avec les milieux littéraires, il entretient plusieurs correspondances épistolaires et reçoit écrivains et chercheurs dans la maison familiale devenue trop grande pour lui et dont il ne chauffe plus toutes les pièces. Quelques mois avant sa mort, il accorde un dernier entretien à Dominique Rabourdin pour Le Magazine littéraire. Il y évoque sa disparition prochaine, dont la perspective, explique-t-il, « ne [le] scandalise pas » : « quoique très proche pour moi, sa pensée ne m'obsède pas : c'est la vie qui vaut qu'on s'en occupe. »
Julien Gracq s'éteint le 22 décembre 2007. La presse est unanime à lui rendre hommage. Par testament, il a légué la totalité de ses manuscrits à la Bibliothèque nationale (une copie devant en être adressée à la Bibliothèque universitaire d'Angers). Ceux-ci comprennent notamment l'ensemble de 29 cahiers de fragments intitulé Notules, soit trois mille cinq cents pages qui n'ont que partiellement été publiées, notamment dans les deux volumes de Lettrines. La partie inédite ne pourra être divulguée que vingt ans après la mort de l'écrivain. Les autres biens de Julien Gracq (meubles, photographies, correspondance avec André Breton, Jean-Louis Barrault, éditions originales accompagnées d'envois, etc.) ont été vendus aux enchères à Nantes le 12 novembre 2008. Cette vente a atteint 700000 euros.
Les œuvres de Julien Gracq ont été traduites en vingt-six langues.